L’objet d’un pont est a priori extrêmement simple : franchir un vide avec le maximum d’efficacité dans un but évident d’économie que ce soit celle de la matière ou celle du temps de construction. Si la cabane primitive, décrite par l’Abbé Laugier ou les pierres levées sont effectivement parmi les gestes fondateurs de l’architecture, le pont, précédé par le gué aménagé (sorte de pont sans élévation !) est probablement le premier geste construit de l’aménagement du territoire permettant et facilitant les déplacements.
Le programme d’un pont est simple, majoritairement technique, l’histoire de l’édification de ces ouvrages tend à le démontrer. Poutre ou voûte, le choix est binaire. Les structures métalliques et le béton permettront d’augmenter les portées, les diverses techniques de suspension amélioreront les possibilités. Les différentes morphologies que l’on observe expriment généralement le parti technique modulé, le cas échéant, par des considérations de tirant d’air. Si, aujourd’hui, on observe à travers le monde une très grande variété formelle pour les ponts ou les passerelles, elles peuvent toujours être rattachées à l’une ou l’autre solution technique de l’alternative originelle poutre ou voûte et, c’est surtout l’intervention des architectes qui va souvent très habilement créer des morphologies singulières, que l’ingénierie moderne peut réaliser.
Cette propension à « l’habillage » de la structure peut être rapprochée des principes d’ornementations qui surchargent des ouvrages pour des motifs esthétiques, symboliques ou ostentatoires. Le pont Alexandre III à Paris ou le Rialto à Venise sont des icônes significatives de cette manière de faire.
Cependant, au-delà des questions du formalisme ou de l’ornement, le programme s’embarrasse parfois de fonctions annexes ou d’accessoires qui augmentent les contraintes techniques, n’ont pas toujours d’utilité par rapport à l’objectif de franchissement et peuvent aller jusqu’à infléchir lourdement la logique technique du franchissement. Dans d’autres cas, c’est la morphologie du pont qui devient singulière.
Mais parfois, le bon sens eut été de proposer une autre solution surtout quand la contrainte rajoutée aurait pu s’exprimer en bordure de l’ouvrage ou ne pas exister.
Les ponts mobiles forment une famille particulière. Ils sont techniquement complexes à réaliser et à part des ponts-levis à la fonction défensive, ils répondent au besoin de l’augmentation du tirant d’air et de la diminution des rampes d’accès trop longues, très pénalisantes en milieu urbain ou en plaine et coûteuses. Les formules sont multiples et si l’on observe une majorité de ponts basculants avec ou sans système de contrepoids, certains sont pivotants, comme à Dieppe à partir d’une rive, d’autres à partir de la pile centrale comme le viaduc de Caronte1 à Martigues (Bouches-du-Rhône) ou encore, d’une manière plus originale, sur un axe horizontal, à Gateshead dans le nord de l’Angleterre. D’autres adoptent la formule du tablier se levant horizontalement comme à Bordeaux et Rouen qui se sont équipées très récemment de gigantesques ponts de ce type, montrant l’actualité de cette question2 pour des grands ports fluviaux. Le panorama ne serait pas complet sans citer les ponts transbordeurs qui ont une capacité de transit limitée.
Les ponts comportant une construction annexe forment une autre catégorie. Parfois chapelles, ces constructions annexes sont plus généralement des sortes de pylônes situées au dessus d’une pile ou à l’entrée du pont, formant de cette façon porte de ville ou octroi, comme au pont Valentré de Cahors (Lot) ou à Martorell en Catalogne. Plus récemment, on a souvent construit des ouvrages possédant une représentation plus symbolique de cette fonction comme certains ponts suspendus, dont les pylônes soutenant les câbles prennent la forme d’arc de triomphe. Un cas plus singulier est le viaduc-prison de Ronda, en Andalousie qui possède une cellule entre la voie de circulation et la voûte, accessible par une trappe depuis la chaussée. S’il ne s’agit pas formellement de constructions annexes le projet de pont jardin qui devrait voir le jour en 2018 sur la Tamise3
est à classer dans cette famille, l’établissement des plantations de façon importante imposant un renflement du tablier et un profil très « construit ».
Un autre avatar important du pont simple est le pont habité. Les constructions y sont une sorte de parasite, comme le lierre sur un tronc. L’imagerie médiévale est foisonnante en représentations de ces ouvrages qui étaient très nombreux. La raison principale de cet engouement était l’exonération fiscale liée à l’absence de foncier de référence. Mais ces dispositions étant soumises aux aléas des inondations, aux risques d’effondrements (surcharge ou collisions entre ponts et navires) et parce les incendies s’y propageaient rapidement, cette forme urbaine est tombée en désuétude ou a été interdite, comme à Paris en 1783. Le « Ponte Vecchio »4
de Florence qui est en fait bordé de commerce et non d’habitation et le « Kramerbrucke » (pont des épiciers) à Erfurt en Allemagne sont parmi les exemples les plus pittoresques subsistant en Europe où il en resterait une trentaine.
En France trois exemples méritent être signalés : le pont des Marchands à Narbonne (Aude)5 , le pont de Rohan à Landernau (Finistère)6 et le pont romain de Sommières (Gard) bâti seulement aux extrémités. En Angleterre le pont de Pulteney à Bath, bordé de maisons, achevé en 1776 par Robert Adam à l’intérêt d’être une œuvre conçue en tant que telle par un seul architecte. La galerie sur le Cher du château de Chenonceau, bel exercice formel et inutile est à classer dans cette famille des ponts habités et démontre tout l’intérêt de ce que produire le détournement d’un principe au profit d’un autre quand il est à ce point abouti…
Il faut évidemment mentionner les ponts canaux, pour étoffer ce rapide panorama. Sorte d’inversion des habitudes, ces ouvrages s’apparentent aux aqueducs mais avec un gabarit supérieur puisqu’il s’agit d’y faire circuler des bateaux. Il y en a une soixantaine en France. On peut citer celui du canal de Briare, datant de 1896 et celui de la Répudre, conçu par Riquet en 1676, sur le canal du Midi, le plus ancien construit en France. Cette catégorie comporte aussi des configurations insolites comme le pont canal de Pontcysyllte au Pays-de-Galle7 , ouvert en 1805, qui porte une cuve en fonte à plus de 38 mètres au-dessus du sol sur un ouvrage à la morphologie de viaduc ferroviaire. Un autre exemple, plus hybride encore est le pont canal tournant de Barton en Angleterre. Datant de 1895, il permet à deux canaux de se croiser tout en libérant le tirant d’air de la voie inférieure. L’inauguration du pont canal de Magdebourg en 2003, devenu le plus long d’Europe démontre que ce type d’ouvrage n’est pas obsolète. Enfin, la roue de Falkirk8 , en Écosse, en service depuis 2002 est un dispositif encore plus original entre pont et ascenseur qui permet de faire passer des bateaux d’un canal à un autre.
Pour terminer cette histoire en forme de mise en bouche, citons l’existence de ponts aux morphologies complexes qui s’apparentent plus à des manifestes techniques et architecturaux qu’à des réponses structurelles et fonctionnelles. Par exemple, le pont coudé de Brantôme (Dordogne) ou le pont « tordu » de la Roderie à Aiguilhe (Puy-de-Dome) s’adaptent au site mais d’une façon assez anecdotique pour le premier et par une suite de reconstructions et d’adaptations suite à des crues pour le second. Le pont « Sans Pareil » à Ardres (Pas-de-Calais) sorte de coupole hémisphérique avec quatre sorties, construit sur un carrefour de canaux et terminé en 1752 est pour le moins surprenant et se place dans la famille des ouvrages à stéréotomies exceptionnelles. Le pont à trois branches et desservant deux niveaux de l’architecte Plecnik à Ljubljana qui apparaît original dans sa configuration n’a cependant aucune originalité technique ou structurelle et sa morphologie d’ensemble est intéressante parce qu’elle fait partie d’une composition urbaine originale.
- Détruit par les Allemands en 1944, c’était le plus grand pont tournant de ce type au monde. Il à été reconstruit en 1954. la structure centrale de 114 mètres sur les 943 que compte l’ensemble pivote en moins de deux minutes pour libérer, de part et d’autre de la grosse pile abritant la machinerie, un passage d’une cinquantaine de mètres. ↩
- L’accès en centre ville des grands paquebots de croisière est un des enjeux de ces ponts. ↩
- Pont piétonnier. Longueur 367 mètres, largeur 30 mètres. Thomas Heatherwick concepteur. ↩
- Ce pont est surtout intéressant pour sa double circulation avec l’ajout, par Vassari, du corridor de liaison supérieur « sécurisé » entre les offices et le palais Pitti. ↩
- Encore habité, au-dessus du canal de Robine ↩
- La construction des maisons date du milieu du XVIIIe siècle ↩
- Ce pont est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. ↩
- Ouvrage dû à l’ingénieur Tony Kettel. ↩